LE TAMBOUR CHAMANQUE

On peut dire sans exagérer que le tambour est l’un des attributs chamaniques les plus importants et les plus répandus. Son symbolique est complexe et ses fonctions magiques sont diverses. Il est à noter que le tambour du chaman est non seulement et pas spécialement l’instrument de l’exorcisme des mauvais esprits comme c’est attribué aux instruments de percussion dans certaines cultures, mais aussi un instrument permettant au chaman d’entrer dans la transe. C’est-à-dire que dans ce cas ce n’est pas l’aptitude du tambour de créer « le bruit magique » qui est en jeu, mais sa caractéristique musicale, permettant au chaman, grâce au rythme, d’entrer dans un état de conscience modifiée sans lequel la transe extatique n’est pas possible. 

Il est important à noter que l’utilisation du tambour et d’autres instruments de musique magique ne se limite pas uniquement aux séances de la sorcellerie. Plusieurs chamans battent le tambour et chantent pour leur plaisir personnel, mais le sens de ces actions reste le même : l’ascension dans le ciel ou la descente dans l’enfer pour voir les morts. Mircea Eliade écrivait : « Сette « autonomie » qui a finalement pris le dessus sur les instruments de la musique magique religieuse, a mené à la naissance de la musique. La même chose concernant les chansons chamaniques racontant les voyages au ciel et les descentes dangereuses dans l’enfer ». 

Le chaman a besoin d’un tambour avant tout pour faire de la sorcellerie. Grâce à lui, il effectue des voyages dans d’autres mondes, convoque, « capture » et entre en contact avec les esprits. Les Yakoutes ont une légende qui raconte l’histoire d’un chaman qui vola à travers sept cieux sur son tambour. Le chaman Cholo Dyatala affirmait : « Pendant la séance chamanique, on ne peut voler nulle part sans le tambour ». Les chamans des Ulchis et des Nénètses disaient qu’au premier coup de tambour, les esprits alliés se réunissent « comme des soldats » pour la sorcellerie si loin qu’ils soient. Le rythme créé par les coups de tambour aide le chaman à se concentrer, à se préparer à entrer en transe extatique. Un chaman disait : « Quand je joue du tambour, tous mes esprits se réunissent et je les vois. Ma langue devient volubile, je sais tout ce qu’il faut dire, les mots coulent alors que lorsque je ne chamanise pas, je parle peu, mal et lentement ». En plus, le tambour donne au chaman les forces nécessaires à la poursuite des mauvais esprits, sert de bouclier contre leurs flèches et encourage les esprits alliés pendant la séance de chamanisme. Dans la plupart des cas, presque systématiquement, l’apparition du tambour dans la vie du chaman est liée à une expérience surnaturelle. Une légende raconte que le premier tambour de chaman a été fabriqué à partir d’une branche de l’Arbre-Monde qui pousse au centre de la terre. Cette branche est tombée sur la terre selon la volonté du dieu et le chaman en a fabriqué le fût pour son tambour. C’est très important. 

Le fait que le tambour est conçu d’une partie de l’Arbre-Monde, l’axe du monde, non seulement située dans son centre, mais aussi unissant le ciel, la terre et les autres sphères, permet au chaman de se déplacer entre les sphères de l’existence pendant ses voyages chamaniques. 

C’est pour cette raison que tous les noms des tambours chamaniques contiennent un mot symbolisant le mouvement : de la course, du vol, etc. qui sont une image de l’extase inaccessible au commun des mortels . Ainsi, les Yakoutes, les Soyotes et les Bouriates l’appellent « le cheval chamanique » en estimant que lorsque le chaman joue du tambour, il va au ciel sur son cheval ; les chamans mongoliens l’appellent « le cerf noir » et les chamans des Toungouss Trans-Baikal assoient leur tambour sur un canot. Chez les Youraks, le tambour chamanique est nommé « l’arc chantant ». On croyait que, grâce à lui, le chaman montait au ciel comme une flèche. Selon les Létissalos et les Harvés, cette appellation vient de la coutume de chasser les mauvais esprits non seulement avec le tambour, mais aussi avec l’arc. Avec le temps, les fonctions de ces deux objets, ainsi que les appellations se sont unies. 

De plus, il ne faut pas oublier que l’arc contient l’idée du mouvement rapide ; c’est pourquoi il est lié à l’idée des voyages chamaniques. Les Turcs et les Ouygours concevaient l’arc comme « un pont céleste » (l’arc-en-ciel) que le chaman prenait pour accéder dans les sphères de Là-haut. « C’est parce que la caisse du tambour est conçue du bois de l’Arbre cosmique que le chaman, quand il joue du tambour, se transporte de manière magique vers cet arbre ; il se transporte vers « le centre du monde » et peut monter au ciel en même temps ». (Mircea Eliade). Le chaman reçoit une instruction détaillée sur la fabrication du tambour (le type de bois, le temps, etc.) des esprits ou des autres êtres surnaturels qui apparaissent dans ses visions. Les chamans de l’Altaï reçoivent l’instruction par les esprits d’aller dans la forêt en un endroit précis où pousse un arbre réel. Il transmet ces indications à ses aides et ils se rendent dans la forêt pour lui procurer du bois pour le tambour. Mais il y a des exceptions. Par exemple, le chaman de Selkoutes entrait dans la forêt les yeux fermés et indiquait par hasard un arbre destiné à la fabrication du tambour. C’était alors le bois de cet arbre-là que les aides du chaman utilisaient pour faire le cerceau du tambour. 

Certains chamans yakoutes fabriquaient les tambours à partir des arbres frappés par un foudre. Il existe une croyance selon laquelle un pareil arbre est désigné par là-haut et que, par conséquent le tambour fabriqué à partir de lui doit être spécialement remarquable. 

Chez les Nénètses, le premier tambour était fabriqué sur commande par un maître habile, les autres tambours par les hommes-chamans eux-mêmes, tandis que les femmes-chamans les commandaient toujours aux maîtres. Mais en tout cas, les détails et les nuances de la fabrication étaient déterminés par les esprits. Normalement, le tambour était ovale. Certains peuples de l’Amour avaient parfois des tambours ovoïdes, c’est-à-dire, avec une partie basse plus étroite. Son fût était fabriqué en bois et sa peau était celle du cerf, de l’élan ou du cheval – comme chez les Bouriates. Parfois, on utilisait la peau du bouc, par exemple chez les Soyotes qui appellent leur tambour « le bouc du chaman ». Par analogie, le tambour avec la peau du cheval tendue était nommé « le cheval du chaman ». 

Les Nénètses utilisent la peau d’un jeune cerf, d’un chevreuil ou d’un chevrotin pour le tambour. Jadis, la peau était nettoyée des deux côtés par un couteau et on tendait ensuite la peau encore brute sur le fût, en la collant des deux côtés à l’aide d’une colle préparée à base d’écailles de poissons. On séchait ensuite le tout, remettait de la colle avant de sécher de nouveau. Après chaque séchage, on battait la surface du futur tambour avec une baguette. 

Les chamans des évenques utilisaient la peau du cerf. Un cerf apparaissait dans le rêve d’un chaman et le chaman devait en faire un tambour. Au réveil, le chaman parlait de son rêve aux gens de sa tribu en indiquant les signes distinctifs permettant de retrouver ce cerf. Il était tué, écorché. Le chaman revêtait alors sa peau, s’allongeait, criait trois fois « à la cerf », et les chasseurs tiraient sur lui avec des petits arcs. C’est seulement alors que le chaman procédait à la fabrication de l’arc.
En règle générale, on tatouait sa peau de signes précis ayant un sens religieux ou magique. Il y a cependant des exceptions : ainsi, les tambours des chamans des Khantys ne figurent aucun dessin, ainsi que chez les peuples de Yougor.
Il n’y a pas de dessin précis, chaque tambour est original, et les symboles et les signes dont il est couvert varient d’un chaman à l’autre, même au sein de la même tribu. Par exemple, les chamans de l’Altaï mettent des dessins de chevaux sur les tambours, tandis que les chamans yakoutes – des signes mystérieux, des images des hommes et des animaux. 

Le motif des dessins de tambours le plus courant est le voyage chamanique et la symbolique des niveaux de l’univers. Au milieu des tambours des chamans transbaïkaliens, on dessine huit lignes doubles symbolisant les appuis qui soutiennent la terre au-dessus de la mer. Sur les deux côtés, il y a des figures des animaux et des essences anthropomorphes. Sur le tambour, le symbole de la terre ferme est présent. Sur la peau des tambours des Toungouss, se trouvent souvent représentés des oiseaux, des serpents et des autres animaux. 

Les symboles les plus répandus des Tatars et des Saams représentés sur la peau du tambour sont l’Arbre-Monde, le soleil, la lune et l’arc-en-ciel mais, en général, les images des tambours sont très diverses. La représentation des symboles liés à l’image de la structure cosmique est le motif le plus répandu des tambours chamaniques. En règle générale, on représentait sur la peau la ligne frontalière entre le ciel – marqué par les symboles de la lune, du soleil ou les étoiles – la terre et l’enfer (les figurations représentaient souvent les habitants du monde souterrain, par exemple, Erlic-han avec ses sept filles et fils), l’Arbre-monde (arc-en-ciel ou pont), les esprits alliés ou les animaux grâce auxquels le chaman voyage entre les trois niveaux. Ces éléments (trois sphères de l’univers et le moyen du chaman de se déplacer entre elles) sont, si on peut dire, le schéma universel, la base des dessins sur les tambours de presque toutes les traditions chamaniques. On trouve la représentation des essences peuplant « le monde du milieu » chez les Saams. Le plus souvent, ce sont les chamans, le dieu de la chasse, les cavaliers, etc. 

Outre les dessins sur la peau, les chamans décorent souvent les tambours avec des accessoires supplémentaires ayant un sens magique ou religieux. Les chamans des Kites décorent les tambours d’un grand nombre de hochets, de cloches, de figurines en fer représentant les esprits et les animaux divers. Parfois ils utilisent les flèches, un arc ou un couteau en miniature. Sur le tambour nénètse du chaman, sur le côté extérieur, le long de la caisse, on incisait un petit fossé et raclait la partie intérieure, et, du côté intérieur, on perçait un trou pour renforcer une croisée. Les Nénètses en aval du fleuve mettaient dans le fût du plomb de chasse à travers le trou pour que cela cliquète pendant la cérémonie magique. 

D’habitude on tient le tambour de la main gauche par un manche vertical en bois ou en fer situé sur la partie de derrière du tambour. Dans un tambour nénètse chamanique, on faisait passer un fil de chanvre ou de tendon dans toutes les quatre paires d’orifices situés sur les côtés opposés du fût, fil auquel on attachait les ceintures; en se croisant au centre, les quatre ceintures étaient réunies par une bague métallique (parfois on utilisait une plaque ciselée en cuivre) de 5 cm de diamètre maximum. On croyait que c’est à cet endroit-là que se trouvait le maître du tambour – esprit. Parfois, quand le chaman battait du tambour et que des étincelles sortaient de ses mains, on disait que ça venait « du maître ». C’est par les ceintures qu’on tenait le tambour de la main gauche. Si habilement que le tambour soit fabriqué, il fallait passer par un rituel d’ « animation » pour qu’il devienne un instrument chamanique. Quoique ce ne soit pas propre à toutes les traditions chamaniques, les Ulchis et les Nénètses n’organisaient pas de séance spéciale de sorcellerie ou de riuel d’ « animation ». Ils croyaient que le maître (c’est-à-dire l’esprit-maître du tambour) entrait de lui-même dans le tambour. 

Chez les Altaïens « l’animation » du tambour se passe de la manière suivante : on arrose d’abord le cerceau avec de la bière, après quoi il commence à « parler » à travers le chaman en racontant de manière détaillée de quel bois il est fabriqué, dans quel endroit de la forêt il a poussé, comment il a été coupé, apporté dans le village, etc. Ensuite le chaman arrose la peau du tambour. « Animée », elle commence à parler de son existence en tant qu’animal, de sa naissance, de l’identité de ses parents, du déroulement de son enfance, jusqu’au moment où l’animal a été tué par les chasseurs. A la fin du rituel, le tambour « assure » le chaman qu’il va lui servir en tout bien tout honneur et lui rendra beaucoup de services.
Chez les Toubalars, pendant la cérémonie de « l’animation » du tambour, le chaman, en transmettant « le récit » de la peau du tambour, imite le comportement de l’animal à qui appartient la peau. Ainsi, le rituel devient une mise en scène théâtralisée. 

Le moment où le chaman parle pour l’animal est très important, parce que, comme l’avaient remarqué L. Potapov et G. Boudrouss, il est son « deuxième moi », l’esprit allié le plus puissant. Pendant ce récit-là l’esprit allié entre dans le chaman et se transforme en son ancêtre thériomorphe mythique. Dans les temps archaïques, l’homme de n’importe quelle tribu pouvait, par « transformation » en animal, prendre l’état de son ancêtre mais de nos jours, il n’y a que les chamans qui peuvent « restaurer » le lien avec les ancêtres mythiques. C’est pourquoi leur récit est si important : il reconduit le locuteur au point de départ de l’univers et déploie l’image mythique du devenir de sa génération (sa tribu), c’est-à-dire qu’ « en animant » la peau du tambour, le chaman peut dépasser le temps et l’espace et rentrer dans l’état premier dont parlent les mythes. 

Il est à noter que l’utilisation du tambour ne se limite pas aux séances de chamanisme. Parfois on l’utilisait également pour dire l’aventure comme c’était le cas pour les chamans Saamiens ou Evenques.
Avec l’installation du pouvoir soviétique sur tout le territoire de l’ex-URSS, une campagne antireligieuse fut menée ; c’est pourquoi de nombreux chamans ont commencé à chamaniser sans tambour, battaient le sol, le couvercle d’un réservoir ou la hache avec des baguettes en sapin. Dans les séances chamaniques sans tambour on utilisait des baguettes rituelles avec des copeaux attachés. Sur la partie du haut on découpait les images des esprits. Pendant la séance le chaman les tenait dans les deux mains. Après un certain temps, les chamans ont repris l’utilisation des tambours, mais pas tous, parce que certains étaient gênés vis-à-vis de leurs enfants éduqués.
Un tambour chamanique pouvait être détruit avant terme s’il « avait prouvé» son incapacité de guérir. 

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